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Qui a peur des Cathares ?

par | jeudi 25 avril 2024 | Ésotérisme et nouvelle Gnose

« Si, en parlant de la religion officielle, on n’avait pas toujours fait abstraction du paganisme, on se serait aperçu depuis longtemps que paganisme et christianisme ont toujours existé côte à côte et que le christianisme n’était né du paganisme qu’en rendant publics les mystères antiques. »

(Friederich SCHELLING, Philosophie et Religion, 1804.)

« Le Saint Graal est la renaissance post-chrétienne des anciens mystères. »

(Rudolf STEINER.)

Le PROJET CATHARE : « réaliser la Jérusalem Céleste par la purification des corps eux-mêmes sur la Terre transformée en un séjour de lumière. Les légendes du Graal, divulguées aux XIIe et XIIIe siècles, ont montré précisément les voies de ce monde futur » (Déodat Roché, « Le Graal pyrénéen. Cathares et Templiers », dans Études manichéennes et cathares, 1952). Il s’agit donc d’un enseignement ésotérique. « Imiter ces chevaliers [du Graal] fut l’idéal des Templiers. Leur mission publique était certes de protéger les pèlerins qui se rendaient à Jérusalem, au fond cependant leur but n’était pas seulement d’assurer cet accès aux hommes, mais aussi et surtout de les guider vers la Jérusalem céleste, vers cette Terre nouvelle qu’avaient conçue déjà les Cathares albigeois ».

Comment les y emmener ? Par la guérison collective, opérée sur les fidèles réunis dans les cathédrales gothiques, que les Templiers ont faites bâtir : guérison due à l’action des courants cosmiques et telluriques mobilisés par l’architecture et la géométrie sacrée des cathédrales, et qui reproduit à plus large échelle la guérison obtenue individuellement par la catharsis, la purification (rectification, nettoyage, etc.), grâce à quoi la lumière peut progressivement descendre et circuler à son aise dans le corps, ce qui équivaut en même temps au baptême de feu (réception de l’Esprit saint), à l’initiation (réception de l’influence spirituelle venue du Ciel d’où elle nous est envoyée par nos « tuteurs inconnus » dès que nous sommes prêts à la recevoir) et à l’Incarnation (descente et installation pleine et entière de l’âme dans le corps).

Précisions : « la tradition distingue les petits mystères et les grands mystères : dans les premiers l’esprit est au service de la vie, dans les seconds la vie au service de l’esprit, mais les seconds sont ’’supérieurs’’ aux premiers en ce sens que l’esprit tel qu’il est à l’œuvre dans les petits mystères (dits aussi de l’incarnation) est celui de nos tuteurs inconnus et nous reste en quelque sorte extérieur et obscur, tandis que celui qui est produit par les grands mystères (dits aussi de l’assomption ou de la transfiguration [transmutation]) est en fin de compte notre esprit et devient lumière du monde » (Raymond ABELLIO, La Fin de l’Ésotérisme, « Premières clefs »).

« Le Catharisme », ajoutait Déodat Roché, « garde la marque décisive du Manichéisme, celle de l’initiation directe à l’Esprit consolateur, au Paraclet [baptême de feu = réception de l’Esprit saint = descente de l’Esprit dans la matière = Incarnation => « Seconde Naissance » (naissance de l’« homme intérieur »)], par l’imposition des mains [le consolament] et la vue directe des réalités spirituelles. »

« Nous répondrons donc à ceux qui nous demandent si nous allons reconstituer des rites d’église, que nous sommes convaincus d’être dans l’esprit cathare en ne le faisant pas. Certes, le Pater est à la disposition de tous les chrétiens, on y verra un rite essentiel et constant, mais il suffit, à notre époque, de dire la prière individuellement comme l’a d’ailleurs conseillé Jésus (Év. de Mathieu, VI, 6). [« Et quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites : ils aiment à se tenir debout dans les synagogues et aux carrefours pour bien se montrer aux hommes quand ils prient. Amen, je vous le déclare : ceux-là ont reçu leur récompense. Mais toi, quand tu pries, retire-toi dans ta pièce la plus retirée, ferme la porte, et prie ton Père qui est présent dans le secret ; ton Père qui voit dans le secret te le rendra. »] Des rites extérieurs, une rénovation religieuse, surtout avec d’anciennes formules, ne feraient que créer une secte de plus, à une époque de division, et desserviraient la fraternité universelle des bons qui se prépare dans tous les milieux en apparence les plus opposés. » (Déodat Roché, Mission actuelle de l’Occitanie, 1953.) Cette « fraternité universelle des bons », dont les Gilets-Jaunes ont donné un si bel exemple sur le plan civique et politique, renvoie également à la « communauté gnostique » de Husserl et à la « prêtrise invisible » d’Abellio sur le plan ésotérique et initiatique, c’est-à-dire les 144 000 justes de l’Apocalypse.

Remarque préliminaire : le 29 avril 1221, le pape Honorius III oblige les Juifs à porter un signe distinctif et leur interdit l’accès aux charges publiques. Nous sommes alors au plus fort de la persécution catholique contre les vrais chrétiens d’Occitanie et de Gothie, au moment où l’ordure pontificale s’apprête à officialiser la torture (qui a en fait toujours été pratiquée) pour permettre à l’Inquisition, confiée à l’ordre des Frères prêcheurs, les Dominicains (les Waffen-SS de l’époque), d’arracher aux Cathares leurs secrets ésotériques et initiatiques. Cela suggère donc évidemment un lien entre les Juifs et les Cathares, un lien ésotérique et initiatique (puisque tel été le plus profond motif de la haine catholique contre les Cathares, avec pour but d’éradiquer un ésotérisme qui a toujours échappé aux pharisiens de Rome) qui existe en fait depuis toujours — car il y a eu, depuis la plus haute Antiquité, des communautés juives en Occitanie et en Catalogne, de Narbonne à Barcelone en passant par Agde, Lunel, Alet et Gérone, entre beaucoup d’autres. Ces communautés furent des centres de la gnose hébraïque, c’est-à-dire des foyers de kabbalistes, puisque la Kabbale est issue de l’incorporation des gnoses égyptienne d’abord (via Moïse et la sortie d’Égypte) et chaldéenne ensuite (via Daniel et l’Exil à Babylone) à la tradition hébraïque. Ce n’est donc évidemment pas un hasard si la second grand livre de la Kabbale, le Zohar, a été publié au XIIIe siècle, au moment où la maffia romaine génocidait les Cathares, qui étaient eux-mêmes les héritiers de l’ésotérisme hébraïque par l’intermédiaire des Wisigoths. On comprend alors mieux pourquoi le pape a ainsi tenté de diaboliser les Juifs et de les mettre au ban de la société (sans oser toutefois les persécuter physiquement) au moment où il exterminait les gnostiques d’Occitanie et de Gothie.

Nous allons donc voir :

  • premièrement, ce que fut réellement l’ésotérisme, à la fois chrétien et gnostique, des Cathares, à travers une bonne étude de Déodat Roché, le « Maître d’Arques » (1877-1978), rénovateur de la spiritualité cathare au XXe siècle, sur l’ « initiation spirituelle des chrétiens cathares » (étude parue d’abord en 1925 et reprise dans un petit recueil intitulé Écrits libertaires et cathares aux Éditions Lacour en 1995) ;
  • deuxièmement, d’où procède le « déconstructionnisme » (ce courant qui prétend nier lexistence historique des Cathares, et auquel lexposition sur les Cathares à Toulouse laisse la part belle), courant dont la filiation remonte jusqu’à Nietzsche, Freud, Heidegger et Sartre, à travers une excellente analyse de Raymond Abellio, le chef de file de lésotérisme au XXe siècle en Occident ;
  • et troisièmement, pourquoi l’offensive négationniste contre la mémoire et l’héritage des Cathares a lieu maintenant, en ce printemps 2024, avec un extrait de Renée-Paule Guillot, autrice de l’excellentissime Défi cathare (en 1975), l’un des meilleurs livres jamais parus sur les Cathares et leur ésotérisme.

J’y ai ajouté, à chaque fois, entre crochets, les remarques, précisions et mises en perspectives qui m’ont parues nécessaires à tel ou tel moment du texte.

Déodat ROCHÉ

L’initiation spirituelle des chrétiens cathares (1925).

Le courant spirituel venu de l’Orient, qui a gagné la France [et l’Europe entière, puisqu’il y a eu des Cathares en Angleterre, en Flandre, en Allemagne, dans les Balkans : Bosnie et Bulgarie, en Italie et en Espagne] au XIe siècle, et même dès la fin du Xe siècle, s’est répandu surtout dans le Midi au XIIe et au XIIIe siècles, sous le nom de Catharisme. Il a laissé des traces profondes dans nos souvenirs. Il est vrai cependant, comme le dit Salomon Reinach (Orphéus), qu’ « on cherche encore à Béziers et à Carcassonne des monuments expiatoires à la mémoire des martyrs albigeois » et que la violence des croisés et des inquisiteurs a trouvé, même de nos jours, des apologistes. [Cent ans après l’écriture de ce texte, le constat est hélas encore le même.] Le meilleur moyen de rendre hommage aux Cathares est certainement de rétablir leur figure déformée par le fanatisme ou par l’ignorance de leurs adversaires. [Déformée, et même carrément niée, comme c’est le cas avec la récente névrose « déconstructionniste », sur laquelle nous reviendrons dans la deuxième partie de notre étude.]

Les apologistes de l’Inquisition sont incapables de comprendre un tel courant spirituel. Ils croient l’avoir suffisamment disqualifié quand ils ont mis tout leur savoir à le rattacher à la gnose ou au manichéisme, c’est-à-dire à un ensemble de doctrines généralement incomprises, méprisées et déformées. Pour pénétrer le sens des doctrines cathares, il est nécessaire de les éclairer par les expériences spirituelles mêmes qui leur donnèrent naissance. […] La Science spirituelle moderne [de Rudolf Steiner] est qualifiée par ses méthodes pour éclairer ce sujet, et le sens profond de l’évolution spirituelle qu’éveille l’enseignement de Rudolf Steiner, peut nous permettre de situer le mouvement cathare à sa vraie place dans l’Histoire.

Les historiens ont trop souvent cherché à opposer les unes aux autres des expressions diverses des mêmes vérités, ou à déterminer si ces expressions étaient hérétiques ou orthodoxes en face des dogmes théologiques. Ils ont ainsi continué (même quand ils ne l’ont pas voulu) l’œuvre superficielle et matérialiste des inquisiteurs ; ils n’ont pas fait une œuvre historique profonde, car ils ont méconnu la plus ferme intention de nos ancêtres ; les Cathares n’avaient pas, en effet, de conciles dogmatiques qui s’attachent à fixer des formules et encore à moins à établir leur concordance avec les dogmes des conciles catholiques, de sorte que c’est vraiment s’interdire de les comprendre que de les aborder avec des préjugés dogmatiques.

Si nous voulons saisir l’attitude des Cathares à l’égard du Christianisme, nous devons remarquer qu’ils avaient un très grand respect pour les évangiles et particulièrement pour celui de saint Jean [qu’ils furent les premiers au monde à traduire du latin en langage populaire, en dépit de la dictature ecclésiastique]. Il est acquis qu’ils portaient toujours sur eux un exemplaire du Nouveau Testament, au cours de leurs fréquentes visites aux fidèles. Il serait vraiment singulier de prétendre, comme le fait l’historien Charles Schmidt, que c’était pour parer leur doctrine « hérétique » d’apparences chrétiennes, car Schmidt lui-même a fort bien reconnu leur sincérité quand il écrit ces lignes : « Des hommes qui, le plus souvent traqués, fugitifs, entourés de mille dangers, conservent néanmoins leur foi ; des hommes qui se jettent avec joie dans les flammes des bûchers, peuvent être des enthousiastes, mais jamais des imposteurs ou des hypocrites. » […] Nous devons donc montrer, pour les faire connaître sous leur vrai jour, comment ils se préparaient à cette initiation et en quoi elle consistait.

Les Cathares étaient dégagés de ce dogmatisme qui impose une croyance aveugle à la foule et qui est le plus grand obstacle à une initiation personnelle, mais ils ne suivaient pas cependant la voie sentimentale et mystique des saints catholiques pour qui le salut était dans l’imitation des souffrances de Jésus-Christ. L’enseignement des doctrines était pour eux le moyen de préparer les croyants à la pratique des vertus morales et à la purification qui permet seule de comprendre et de recevoir l’initiation spirituelle. [Passivité sentimentale des mystiques, activité rationnelle des gnostiques : la distinction fondamentale entre gnose et mystique, entre la connaissance et la foi (la première incluant et dépassant la seconde) fut évidemment cultivée chez les Cathares.]

Nous ne donnerons de ces doctrines que les traits indispensables à l’intelligence de la question qui nous occupe. […] les Cathares décrivaient en mythes imagés [comme les textes de Nag Hammadi, si percutants] l’action concrète des entités spirituelles qui ont contribué à la formation de l’homme [comme dans la « Cène secrète » ou Interrogatio Johannis, sur lesquelles je reviendrai une prochaine fois] ; il faudra aussi les éclairer par l’enseignement des philosophes platoniciens du Moyen Âge, puisqu’il est acquis que les ministres cathares étaient souvent choisis parmi les jeunes gens qui avaient fait des études littéraires et philosophiques complètes et qu’ils « étaient une élite admirablement formée pour la prédication et le ministère des âmes »  [Jean Guiraud, historien catholique, spécialiste érudit et apologiste de l’Inquisition]. L’homme est essentiellement constitué, pour les Cathares [et les gnostiques], d’un corps, d’une âme et d’un esprit [en s’appuyant sur saint Paul] : « que tout ce qui est en vous, l’esprit, l’âme et le corps se conservent sans tache ». [… Mais les âmes, soumises à l’attraction des sens, aux désirs charnels et à la concupiscence, et donnant la primauté à la matière] sont tombées dans un long sommeil, elles ont perdu conscience de leur union avec l’esprit et avec le corps spirituel, elles ont oublié leur céleste origine. Les hommes, aux prises avec la chair, ont dû subir des maladies, passer par la mort et renaître en de nouveaux corps pour se purifier à travers des vies successives, pour se libérer de la matière, mais leurs âmes doivent finalement renouer leur union avec l’esprit qui les attend.

L’action morale que les ministres cathares exerçait avait bien pour but cette purification qui préparait le retour de la conscience spirituelle, et nous en lisons la preuve dans ces quelques lignes choisies dans le texte de l’examen de conscience des croyants : « Ô seigneur, juge et condamne les vices de la chair, n’aie pas pitié de la chair, née de la corruption, mais aie pitié de l’esprit qui y est emprisonné » (Aias merce del esperit pausat en carcer). [Manière de dire que la chair sera détruite alors que l’âme, qui est immortelle, continue son existence après la mort du corps, et que l’esprit, quant à lui, étincelle divine, est éternel.] Les croyants qui voulaient vraiment se préparer à la vie spirituelle recevaient d’ailleurs des conseils personnels des chrétiens cathares ; une réforme radicale de mœurs était nécessaire pour arriver à la reconstitution de l’unité humaine. [L’éthique gnostique peut se résumer à la Règle de Justice et de Vérité que suivaient les Cathares : être juste et vrai, avec soi-même, en toute circonstance et quoi qu’il en coûte ; être dans sa justice et sa vérité, en assumant au maximum les conséquences qui en découlent.] Il fallait se purifier des désirs et des passions, apprendre à résister aux tentations de la chair, aux séductions sexuelles [c’est-à-dire à maîtriser les impulsions du corps, au lieu de s’y soumettre], cause de la déchéance des âmes. [Nous déchoyons quand le corps dicte sa loi à l’âme et à l’esprit, au lieu d’être animé par l’âme elle-même pilotée par l’esprit.] Si nous voulons préciser en quoi consistait cette purification qui menait à une vie nouvelle, nous pouvons dire que ce qui s’opérait au cours de la période d’épreuve [à base, pour le corps, de jeûne et d’abstinence] n’était évidemment pas autre chose qu’une catharsis, ou purification de l’âme, si profonde qu’elle permettait au croyant de recevoir l’initiation spirituelle, c’est-à-dire d’accueillir en pleine conscience, dans son âme régénérée, l’Esprit consolateur.

Le terme grec de catharsis explique qu’on ait pu donner aux initiés le nom de cathares ou de purs, mais celui de « parfaits » a exagéré et déformé leur pensée [ayant été inventé par la racaille ecclésiastique afin de faire passer les Cathares pour d’arrogants et infatués connards s’imaginant meilleurs que les autres et supérieurs aux autres, c’est-à-dire un parfait exemple d’inversion accusatoire, si fréquente chez les catholiques envers les « hérétiques »]. L’inquisiteur [et cathare renégat] Raynier Sacconi, dans sa Summa de Catharis use du nom de Cathares. Les inquisiteurs du Midi, rédacteurs des dépositions qu’ils recevaient, écrivaient « hérétiques » ou « hérétiques vêtus » [ou revêtus] ; mais ils laissaient parfois passer le nom de « bons hommes » ; cependant le texte du rituel occitan ne donne aux Cathares initiés que ceux de chrétiens et de bons hommes, et le peuple ne les désignait pas autrement.

L’entrée de l’initié dans une vie nouvelle était marquée par un rite solennel, mais resté simple, et qui n’était d’ailleurs pas secret, puisque les fidèles pouvaient y assister. C’était le rite de la consolation ou Consolament. […] Le récipiendaire était introduit dans le lieu de réunion où de nombreux flambeaux étaient disposés le long des murs. L’imposition des mains allait être, aux yeux de tous les assistants, le symbole de son initiation spirituelle. Au milieu de la salle « se trouvait une table couverte d’un drap blanc, sur lequel était posé le volume du Nouveau Testament. Avant de commencer la cérémonie, les ministres, de même que tous les assistants, se lavaient les mains, pour qu’aucune souillure ne troublât la pureté du lieu. L’assemblée se rangeait ensuite en cercle, suivant le rang que chacun occupait dans la secte, et en gardant le silence le plus respectueux ; le récipiendaire se plaçait au milieu, à quelque distance de la table servant d’autel » (Ch. Schmidt). [Le ministre qui dirigeait le rituel faisait alors l’oraison : la récitation du Pater Noster, le « Notre Père », soit dans une version canonique à peine modifiée, soit dans une version franchement gnostique et propre aux Albigeois. Voici la première : « Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié ; que votre règne arrive. Que votre volonté soit faite sur la terre comme dans le ciel. Donnez-nous aujourd’hui notre pain supersubstantiel. Et remettez-nous nos dettes comme nous les remettons à nos débiteurs. Et ne nous induisez pas en tentation mais délivrez-nous du mal. Car à vous appartiennent le règne et la puissance et la gloire dans les siècles des siècles. Amen. » [Le pain « supersubstantiel » désigne, non pas même la lumière solaire visible, qui fait grandir le blé qui servira à faire le pain, mais la lumière intelligible et invisible, analogue au Verbe et au Logos qui est à l’origine de toute vie.] Voici la seconde : « Père saint, Dieu juste des bons esprits, toi qui jamais ne te trompas, ni ne mentis, n’erras, ni ne doutas, de peur que nous ne prenions la mort dans le monde du Dieu étranger — puisque nous ne sommes pas de ce monde et que le monde n’est pas de nous —, donne-nous à connaître ce que tu connais et à aimer ce que tu aimes. » [Cela en écho, par exemple, à la parole de Jésus-Christ dans Jean, 18, 36 : « Mon royaume n’est pas de ce monde, répondit Jésus. Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour moi afin que je ne fusse pas livré aux Juifs ; mais maintenant mon royaume n’est point d’ici-bas. » En écho également à d’autres paroles canoniques d’inspiration clairement gnostique, comme chez saint Paul : « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple du Dieu vivant et que l’Esprit de Dieu est en vous ? », à quoi se réfère la fameuse parole de Guilhem Bélibaste, le dernier ministre cathare martyrisé par la secte romaine en 1321 : « C’est le corps et le cœur de l’homme qui sont le vrai temple de Dieu. »] L’ancien ajoutait d’ailleurs que pour la recevoir avec fruit, le croyant devait se repentir de ses fautes et pardonner à tous les hommes, sur quoi il la garderait tout le temps de sa vie. [Le repentir étant ici à prendre évidemment au sens gnostique de la « seconde naissance » : se repentir, ce n’est surtout pas regretter ses actes passés, s’en vouloir et se culpabiliser (selon la toxique et malsaine attitude cultivée par les catholiques), c’est au contraire réaliser, comprendre et assumer le sens de tout ce qu’on a pensé, dit et fait jusque-là, car tout cela a permis d’arriver là où nous en sommes au présent.] L’allocution indique enfin que le Père Saint veut recevoir son peuple que de malins esprits ont séparé de Lui et qu’il veut le recevoir « par l’avènement de Son Fils Jésus-Christ ». [C’est l’enseignement gnostique de Jésus-Christ qui permet le retour à l’unité principielle.]

[…] Ici encore, comme pour la première allocution, nous ne trouvons qu’un choix de textes brefs, mais nous pouvons cependant y démêler un certain ordre. La supériorité du baptême de l’Esprit y est indiquée sans commentaires, par les paroles de Jean-Baptiste (Év. de Jean, I, 26-27) et de Jésus-Christ (Actes des Apôtres, I, 5), qu’on peut résumer ainsi : Jean-Baptiste a baptisé d’eau, mais Jésus-Christ est plus puissant que lui et il baptisera du Saint-Esprit. « Ce saint baptême, par lequel le Saint-Esprit est donné, l’Église de Dieu l’a gardé depuis les apôtres jusqu’à maintenant, et il est venu de bons hommes en bons hommes jusqu’ici, et elle le fera jusqu’à la fin du monde. »

L’allocution indique ensuite par des citations précises, les pouvoirs spirituels qui résultent de ce baptême : « si vous voulez recevoir ce pouvoir et cette puissance, il vous faut tenir tous les commandements du Christ et du Nouveau Testament selon votre pouvoir. [C’est-à-dire selon votre capacité de compréhension, en sachant lire selon l’esprit et non selon la lettre.] Il faut également que vous haïssiez ce monde et ses œuvres, et les choses qui sont en lui ».

Le croyant faisait alors l’amende honorable de ses fautes [entendons : faisait le bilan de sa vie passée avant d’inaugurer sa nouvelle vie] puis la Consolation lui était donnée. L’ancien prenait le livre et le lui mettait sur la tête, tandis que les autres bons hommes lui imposaient chacun la main droite. Tous ensemble prononçaient ces paroles : Pater sancte, suscipe servum tuum in tua justitia, et mitte gratiam tuam et spiritum sanctum tuum super eum : « Père Saint, reçois ton serviteur dans ta justice et mets ta grâce et ton Esprit saint sur lui ». Si c’était une femme : Pater sancte, suscipe ancillam tuam… super eam, « Père Saint, reçois ta servante… », etc. Ils priaient Dieu avec l’oraison et l’ancien lisait les 17 premiers versets de l’Évangile de Jean.

La cérémonie se terminait, comme celle des premiers chrétiens, par le baiser de paix, mais avec une précaution touchante et pure à la fois, car, seule, l’imposition de l’évangile de Jean sur l’épaule transmettait l’accolade fraternelle d’un sexe à l’autre. « Ils font la paix entre eux et avec le livre ».

[… Même le défenseur des inquisiteurs Jean Guiraud a la décence de constater que] « Les rites cathares du XIIIe siècle nous rappellent ceux de la primitive Eglise avec une vérité et une précision d’autant plus grandes que l’on se rapproche davantage de l’âge apostolique ». Il allait plus loin encore dans un ouvrage antérieur, où les cérémonies cathares lui apparaissaient comme « des vestiges archéologiques de la liturgie chrétienne primitive… dernier témoignage d’un état de choses que le développement régulier du culte catholique avait amplifié et modifié » [et dénaturé, en le vidant de toute dimension initiatique].

Ce rite, ainsi que nous l’avons fait remarquer, était public, mais il répondait à des réalités spirituelles que seuls les initiés étaient en mesure de connaître. Le récipiendaire dont l’âme avait atteint un degré suffisant de pureté, était reçu dans un milieu où brillaient de nombreux flambeaux qui représentaient les étoiles. Sur la table couverte d’une nappe blanche, les Evangiles étaient posés entre les deux luminaires du Soleil et de la Lune. L’initié se souvenait alors que, dégagé de son corps physique, il s’était trouvé dans le monde astral. Le cercle des bons hommes lui rappelait l’enveloppe protectrice qui, par sa forme circulaire, exprimait la vie pure et parfaite dans laquelle il s’était engagé. L’Esprit s’était manifesté à ses yeux et le Verbe pur, représenté par l’Evangile de Jean, exerçait son action sur lui […] l’action du Verbe qui allait désormais se faire sentir de plus en plus nettement dans son corps astral purifié.

Les prescriptions morales et les abstinences, qu’il avait pratiquées avant de retrouver l’Esprit, dont il s’était séparé mais dont il avait repris conscience, allaient lui permettre désormais de continuer à recevoir de Lui ces clartés particulières, ces secours précis et ces consolations qu’il avait déjà reçues et qui ont fait donner à cette réception symbolique, dans l’Ordre cathare, le nom même de Consolament. [Déodat Roché postule donc ici que la préparation et la purification (la catharsis) suffisent, en elles-mêmes et par elles-mêmes, pour acquérir les « clartés » et obtenir les effets bénéfiques de l’initiation (en termes d’intelligence accrue et intensifiée, d’acuité, de vivacité, de vision intellectuelles et spirituelles d’une intensité inédite, qualités dont j’ai plutôt tendance à attribuer l’émergence, pour ma part, à l’initiation proprement dite, c’est-à-dire en l’occurrence l’imposition des mains sur le chakra coronal en quoi consiste proprement le consolament.]

[…] s’il est vrai de dire que l’imposition des mains pratiquée extérieurement n’était qu’un acte symbolique, elle correspondait néanmoins à une réalité spirituelle, à l’imposition des mains donnée intérieurement par un maître spirituel. [Lequel ? On ne sait pas, et Déodat se réfère manifestement au concept de « supérieur inconnu » ou de « maître ascensionné ».] Nous pouvons en effet appliquer ici cet aphorisme énoncé par Rudolf Steiner, qui ne s’arrête pas aux symboles et aux rites extérieurs et qui ne les considère pas comme indispensables à une véritable initiation spirituelle chrétienne : « Moins l’on ramène une initiation de ce genre à un ensemble de considérations extérieures auxquelles l’être humain serait soumis, plus on s’en fera une idée exacte. » Et voilà pourquoi les inquisiteurs n’ont pas pu empêcher qu’une pareille initiation soit donnée à travers les temps (in secula), « par les hautes puissances spirituelles qui dirigent l’espèce humaine », car le domaine de l’âme et de l’esprit est à l’abri des persécutions terrestres.

[…] Si nous cherchons un épisode de l’Évangile de Jean qui corresponde à cette union de l’âme et de l’esprit que les anciens gnostiques célébraient comme les noces spirituelles et qui est représenté par le rite cathare du Consolament, nous le retrouverons dans la résurrection ou l’initiation de Lazare. En lisant Le Mystère chrétien et les Mystères antiques de Rudolf Steiner, nous pourrons voir pourquoi ce mystère caché dans le secret des temples antiques a été produit aux yeux de tous les hommes ; nous saisirons aussi combien les cathares étaient dans la tradition chrétienne, puisqu’ils donnaient le symbole de ce mystère devant les fidèles et qu’ils l’offraient ainsi à tous les hommes non initiés. [Revoici donc la vocation essentielle du Christianisme : rendre accessible à tout le monde les mystères initiatiques jusqu’alors réservés à une élite restreinte, rendre publics les secrets jusqu’alors limités au cadre étroit des écoles de mystères antiques. Il est à remarquer que Jésus-Christ condamna le clergé de son époque exactement pour cela : empêcher le peuple d’accéder à la connaissance. Évangile de Thomas (log. 39) : « les scribes et les pharisiens ont reçu les clefs de la connaissance et ils les ont cachées. Ils ne sont pas entrés à l’intérieur et ceux qui veulent entrer, ils les en empêchent. » Évangile de Matthieu (23, 13) : « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! parce que vous fermez aux hommes le royaume des cieux ; vous n’y entrez pas vous-mêmes, et vous n’y laissez pas entrer ceux qui veulent entrer. » Évangile de Luc (11, 52) : « Malheur à vous ! docteurs de la loi, parce que vous avez enlevé la clef de la science ; vous n’êtes pas entrés vous-mêmes, et vous avez empêché d’entrer ceux qui le voulaient. »]

[…] Nous pouvons induire de ceci que l’enseignement doctrinal était pour les Cathares la préparation d’une connaissance directe dont ils se rendaient dignes par leur purification morale et leurs méditations spirituelles. Nous avons vu que leurs rites portaient la marque indubitable d’une origine chrétienne et qu’en les produisant en public, ils donnaient ce caractère essentiel qui distinguait l’initiation chrétienne des mystères secrets de l’Antiquité.

2. La névrose déconstructionniste, à l’origine de la French Theory des années 1970, a alimenté un récent courant pseudo-historien qui prétend nier la réalité historique — c’est-à-dire physique et sociale — des Cathares, à la suite du courant pseudo-historien ordinaire (représenté par Anne Brenon) qui prétendait nier, quant à lui, le caractère ésotérique et initiatique de la doctrine cathare (ce qui était déjà ridicule et d’une parfaite hypocrisie, puisque Mme Brenon se réclame par ailleurs de l’écrivain et poète occitan René Nelli, qui avait, quant à lui, clairement reconnu l’indiscutable présence d’un ésotérisme chez les Cathares). L’hypocrisie, la mauvaise foi et la lâcheté, ainsi même que l’arrogance et l’agressivité, typiques des inquisiteurs, se retrouvent aujourd’hui chez les (pseudo) historiens du Catharisme.

Voici comment Raymond ABELLIO avait décrit et analysé cette tendance pseudo-philosophique et anti-intellectuelle appelée « déconstructionniste » qui vise, au fond, à la destruction et à la négation du sujet conscient, dans le chapitre « Philosophies, religions et Gnose » de son Manifeste de la nouvelle Gnose en 1989 :

Sous l’impulsion d’un certain nombre de professeurs ayant suscité un prodigieux mouvement panurgique dans le milieu intellectuel et les médias — les noms qui ont le plus souvent occupé le devant de la scène et la vitrine des libraires sont ceux de Barthes, Foucault, Derrida et Lacan, mais il y en eut bien d’autres — il s’est produit en France, de 1960 à 1980, un phénomène apparemment singulier [par ailleurs soutenu par la CIA, grâce à laquelle ce phénomène éditorial et pseudo-intellectuel a conquis les campus américains sous le nom de French Theory, où il devient le terreau de la « théorie du genre » et du « wokisme »] et qui pourtant ne faisait que porter à son terme l’œuvre de déconstruction de la subjectivité entreprise par Heidegger : pour pouvoir proclamer la « mort du sujet » et rejeter toute « philosophie de la conscience », cette génération de penseurs de grande vogue a proposé une pseudo-analyse de la dissémination des signes et de la dissolution du sens qui tendait en fait à la destruction de toute philosophie. Dans mon vocabulaire, je dirai qu’il ne s’est pas seulement agi d’enfermer la philosophie dans l’hémisphère du bas de la « structure absolue », mais, plus radicalement, de l’y noyer. [L’hémisphre du bas désigne le domaine inférieur de la divergence et de la multiplicité, l’hémisphère du haut étant le domaine supérieur de la convergence et de l’unité.] Que l’influence de ce mouvement soit d’ores et déjà fortement décroissante, que sa force d’intimidation liée à l’occupation de chaires prestigieuses, à l’ignarerie des critiques littéraires, mais surtout à sa pression culpabilisante sur tout homme se croyant jusque-là sain d’esprit et de discours cohérent, voire même objectif, que ce terrorisme intellectuel donc se heurte à une résistance de plus en plus efficace, c’est toutefois un autre fait dont il faudra mesurer la portée, car il ne suffit pas de dénoncer, il faut aussi reconstruire, et à cet égard, la polémique en cours de développement [suscitée par La Pensée 68. Essai sur l’antihumanisme contemporain de Luc Ferry et Alain Renaut en 1985], si nécessaire et vigoureuse soit-elle, ne nous paraît s’ouvrir qu’à une « prospective » insuffisante. En rapportant notamment ce courant de pensée aux événements qui marquèrent, en France, ce que l’on a appelé la « révolte étudiante » et en donnant de ces événements des interpétations fort disparates mais toutes limitées dans le temps et dans l’espace (Mai 68 comme complot, comme crise de l’Université, accès de fièvre de la jeunesse, crise de la « société de consommation », conflit de classes de type traditionnel ou d’un type nouveau, crise politique de la Ve République, ou encore simple enchaînement de circonstances), Luc Ferry et Alain Renaut reconnaissent eux-mêmes ne procéder qu’à un recensement empirique mais me semblent méconnaître l’insertion bien plus significative de cet épisode dans un mouvement infiniment plus vaste et plus profond. Dans le tome II de mes Mémoires : Les Militants (Gallimard, Paris, 1975), j’ai tenté de montrer comment la crise française de 1968 ne fut que l’une des rétroactions du mouvement né à Berkeley en 1964, au moment où l’activisme occidental de toujours, se heurtant en Californie à la barrière du Pacifique, se mit brusquement à refluer sur lui-même, ce qui créa, pour la première fois dans l’histoire de l’Occident, un effet de choc général, ce même Occident passant ainsi d’une longue phase d’ampleur quantitative horizontale — son expansion continue vers l’Ouest — à une soudaine flambée d’intensité qualitative verticale, dont les formes virulentes ne peuvent plus que se proposer la déstabilisation, le morcellement, le craquèlement de toute l’aire capitaliste occidentale au cours de quelques brèves décennies de chaos et de meurtre : un développement en ampleur occupe progressivement l’espace, le surgissement soudain de l’intensité ne peut qu’abolir le temps. La période de 1964-1968 ne fut, à cet égard, que celle de la collision inaugurale préludant à toute une série de collisions à venir s’écrasant sur elle, et il est symbolique qu’elle ait été marquée, dans tous les pays de l’hémisphère Nord et jusqu’en Chine, par tout un ensemble de faits en apparence irreliés mais dont l’avenir dira sûrement la profonde parenté, tous annonciateurs, dans leur ordre, du passage à un autre versant de la modernité. La guerre dite des Six-Jours au Proche-Orient, la « révolution culturelle » en Chine, le spectaculaire échec des États-Unis au Viet-Nam, les révoltes d’étudiants en Europe n’en furent que les aspects les plus convulsifs. Mais plus profondément, elle porte aussi tous les signes de la fin de la société d’opulence et de gaspillage dans les pays dits « avancés » et ceux du renversement du rapport des forces démographiques au profit du tiers-monde. Munie d’un appareil critique de faible préhension, l’historiographie universitaire ne peut évidemment pas entrer dans de telles vues et se contente de traiter de « coïncidences » fortuites la rencontre d’événements dont j’essaierai au contraire, au chapitre V du présent ouvrage, qu’ils forment un tout fortement correlié dans une parfaite unité de sens. C’est cette corrélation et elle seule qui permet de fouiller aussi bas qu’il le faut dans le terreau nihiliste de cette pensée dite des sixties et d’en dénuder réellement les racines historiques et biologiques, inconscientes d’elles-mêmes, qui en font, à sa date prédéterminée, le produit fatal du corps social tout entier, le terrorisme intellectuel déjà signalé n’était dès lors que le germe du terrorisme tout court. Et certes, Luc Ferry et Alain Renaut ont raison de voir dans les textes de cette époque une excroissance épigonale de Nietzsche et de Heidegger, mais on peut tout aussi bien les inscrire dans la filiation de Sartre qui elle-même, plus subtilement il est vrai, mais sans discontinuité, en procède aussi. En déclarant le Moi transcendantal « inutile et néfaste », Sartre a lui aussi dévalué et même détruit le sujet. Se confinant à l’homme de la banalité quotidienne indifféremment clos en lui-même ou dissous dans la masse, simple unité statistique interchangeable, coupée de tout ou fondue au tout, il en est resté à l’homme « en général » des moralistes classiques, un homme qui n’a jamais existé sauf pour les religions d’autorité ou les idéologies politiques égalitaires, universalistes et abstraites, jamais appliquées. En fait, dans le cadre ontologique de Sartre, le sujet n’est, au contraire des choses, rien de déterminé, il est en lui-même scission d’avec lui-même, et donc néant. Ou bien il refuse de le reconnaître et s’identifie alors à un rôle où il se réifie et s’aliène, mais il tombe alors dans la « mauvaise foi », ou bien il s’évanouit dans une liberté sans déterminations d’où résulte l’équivalence de tous les actes, en sorte qu’il n’y a qu’un pas à franchir pour réduire ce Je inconsistant à l’état de zombie ou, plus précisément, de rouage mû de l’extérieur, au choix, par les forces productives de Marx, la volonté de puissance, purement instinctuelle, de Nietzsche, la libido freudienne, l’inconscient collectif de Jung, l’Être heideggérien, ou encore les structures rectrices sous-jacentes des mythes et des rites sociaux passivement acceptés. Ce n’est pas par hasard qu’on retrouve ici les noms de Marx, de Nietzsche et de Freud, qui furent, à la fin de l’âge classique, ceux que l’on a appelés les « philosophes du soupçon », c’est-à-dire les tenants d’une attitude pour laquelle toute expression de la subjectivité était suspecte ou illusionniste, et qui cherchaient alors à dévoiler derrière toute parole dite ce qu’elle cachait de non-dit, un non-dit qu’il fallait mettre au jour selon les méthodes, les règles ou les grilles d’interprétation fort diverses et s’excluant l’une l’autre proposées par ces auteurs. Par exemple, en refusant la thèse hégélienne de la possibilité d’un savoir (et donc d’un sujet) absolu, Nietzsche considère que tout jugement de valeur ne vaut que comme « symptôme » d’une insuffisance insurmontable et constitue donc en soi une « sottise ». Attitude réductionniste qui tend à considérer comme impossibles toute connaissance de soi, toute intersubjectivité, à enfermer l’amour, avec Sartre, dans l’alternative de l’orgueil et de la honte, ou encore, avec les psychanalystes, à considérer d’emblée tout être comme un malade incapable de mettre en œuvre quelque verticalité d’assomption que ce soit. Aussi bien, toute aspiration humaine déclarée, tout idéal affirmé, toute prétention eschatologique ou même seulement métaphysique essayant de tirer l’homme vers ce qu’il croit être sa nouvelle hauteur se trouvent-ils dès lors systématiquement rabaissés comme entachés d’ignorance ou de mensonge, le « non-dit », bien plus significatif que le « dit », l’ « insu » bien plus important que le « su », venant ravaler tout degré réputé supérieur de l’être dans les bas-fonds d’une infrastructure dont seuls ces « maîtres du soupçon » peuvent alors dévoiler la prégnance, la prééminence, l’interobjectivité. Mais, si le signifiant, c’est-à-dire le signe qui le révèle en tant que tel (les associations libres, les rêves, les lapsus, les actes manqués, les névroses, les complexes d’infériorité sociale, les gestes-réflexes, les superstitions, la soumission aux rites, aux modes et aux stéréotypes, etc.), possède ainsi antériorité et primauté sur tout signifié, on peut, selon les grilles utilisées, faire dire au non-dit tout ce qu’on veut.

3. Pourquoi cette offensive se produit-elle maintenant ? Parce que nous fêtons cette année le 700e anniversaire d’un événement ô combien significatif : la résurrection du Catharisme et de la gnose albigeoise à travers l’institution des Jeux Floraux, qui a relancé le langage poétique des troubadours occitans. Voici comment Renée-Paule GUILLOT nous présente cela, dans son excellent et admirable ouvrage Le Défi cathare (1975) :

Il y eut encore, il y aura toujours des Cathares. Partout où les hommes sauront vivre et mourir pour le langage.

En 1324, succède au Catharisme le « Consistoire de la Gaie Science », né de sept bourgeois toulousains.

Pierre Camo, Guilhem de Gontaut, Guilhem de Labra, Pierre de Méjana-Serra, Bertrand de Panassac, Bernard Oth et Béranger de Saint-Plancat décident de ressusciter la langue occitane frappée d’interdit papal en 1245 comme étant langue d’hérésie ; ils s’emploient aussi à codifier la rhétorique courtoise et instituent un concours annuel de poésie dont le vainqueur recevra chaque 1er mai une violette d’or fin, les Jeux Floraux.

Tels sont, du moins, leurs buts officiels. Mais nos poètes passent le plus clair de leur temps à Saint-Martial, dans le quartier des Augustins. Là, sous un figuier géant, ils chantent leur mérite de leur dame, Clémence Isaure. Une radieuse beauté dont le sourire énigmatique captive les Toulousains ; si bien que ceux-ci s’assamblent sous son balcon pour la contempler.

Réminiscence de l’ « énamourament » ?

Belle, Clémence est également riche. Et ce qui ne gâte rien, généreuse. Elle dote sa ville d’un marché aux herbes, d’un marché au vin, d’un marché aux grains.

Savante, de surcroît, experte en gay savoir et rimaillant moult canzos.

De plus elle est vertueuse et… chaste, nous assure-t-on.

À sa mort, sa dépouille est placée à la Daurade, près de celle de la Pédauque.

[Notre-Dame de La Daurade, bâtie par les Wisigoths, fut la première église mariale de Gaule ; quant à la reine Pédauque — la reine au pied d’oie : pe d’auca, « pied d’oie » —, elle s’appelait Amalaberge ou Ranachilde : princesse balthe, née vers 400, elle fut l’épouse du roi wisigoth Théodoric, le fondateur du royaume de Toulouse en 418, royaume qui fut le « premier État barbare implanté sur sol d’Empire et premier État hérétique [arien] fiché au cœur du catholicisme romain », comme le note aussi Renée-Paule Guillot. Constance, épouse du comte Raymond V de Toulouse, fut également surnommée Pédauque. Le pied d’oie est une signature isiaque, qui permet d’affilier ces femmes-là à la reine de Saba, qui était réputée pour la qualité de ses bains, qu’elle adorait, et les thermes de Toulouse s’appelaient d’ailleurs les « bains de la reine », comme ceux de… Rennes-les-Bains, dans le Razès wisigothique.]

Chaque année, les étudiants viennent en cortège fleurir cette « Dama Aurada », inspiratrice, non seulement des troubadours, mais encore de Cuavalcanta, le grand ami de Dante.

Bref, à force de merveilles, tout cela sent sa fable ou son message codé !

D’autant que les chercheurs scrupuleux émettent des doutes sur l’existence réelle de Clémence Isaure, la famille Isauret dont elle serait l’héritière étant pure invention.

Par contre, nous le savons, le nom d’Isaure évoque Isis. Quant à Clémence, c’est justement l’appellation sous laquelle les jongleurs du XVe siècle désignent la Vierge, seul thème poétique religieux admis par l’Inquisition. [Clémence, c’est surtout le nom de la colonne du Temple associée à la Déesse, Jakin, la Clémence, associée à Boaz, la Rigueur.]

Clémence, vierge chrétienne, cache-t-elle Isis, le principe féminin qui magnétise les morceaux épars du corps d’Osiris pour lui rendre la vie, et pour faire naître en lui Horus, l’homme nouveau ? À la façon dont la dame, jadis, suscitait dans l’amant, l’homme transcendant, le Pur ? [Ou plutôt, comme on l’a vu avec Déodat Roché, le purifié.]

Le figuier [qui est aussi l’ « arbre de la Boddhi », sous lequel Siddartha Gautama atteignit le Nirvana…] jette son ombre sur nos chanteurs en train d’accorder leur luth. Or le figuier, dans la symbolique alchimique, souligne la renaissance miraculeuse du Phénix. Et l’obtention du Grand-Œuvre.

Si bien que nos Toulousains prennent l’allure d’hermétistes qui, sous le couvert de l’art et de la culture, prolongent un vieux savoir et peut-être une gnose.

Cette gnose dont Dame Isaure est l’incarnante, belle, chaste et riche de toutes ses richesses spirituelles dont s’inspire son patronyme. Isaure = Isaurie, cette contrée de l’Asie mineure sise dans le voisinage de la Lydie et de la Colchide où le métal précieux coule à flots et où les Argonautes vont chercher l’or des sages.

Ce beau conte n’est donc pas autre chose que le clin d’œil malicieux lancé par nos poètes pour nous rassurer et nous dire que la gaie science n’a pas cessé de gazouiller, sous le figuier d’Hermès, dans la langue des oiseaux !

Mais comme il se doit en terre d’Oc, le mythe, bientôt, va déranger l’histoire.

Au Capitole de Toulouse, une étrange peinture nous fait signe. Elle représente des troubadours agenouillés dans la forêt, en extase devant une apparition. Une dame-fée. Irréelle. Ou surréelle.

Le tableau est d’actualité. Et c’est par le mythe que l’histoire se perpétue. Aujourd’hui, il y a encore des troubadours en pays d’Oc. À genoux, dans la ferveur et dans l’attente de quelque Clémence Isaure, qui magnétisera les vieux rêves éteints pour les ressusciter.

C’est pourquoi, ils pratiquent encore le langage, cet art de vivre le mot. C’est pourquoi ils nous murmurent qu’en Languedoc, il y a encore des colombiers, et qu’en occitan, le soir se dit Esper.

Jean-Pierre Rivalz, Clémence Isaure, musée des Augustins de Toulouse. On y reconnaîtra sans peine Marie-Madeleine. — Rivalz était un collaborateur de Nicolas Poussin : il réalisait des croquis exacts des paysages occitans destinés aux peintures de celui-ci.

S T A G E
en
IMMERSION
"Opération BUGARACH"

  

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